Quand le passé nous rattrape

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kreen78
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Quand le passé nous rattrape

Message par kreen78 »

Voici une nouvelle que j'ai écrite pour le concours sur Aufeminin.com durant les grandes vacances (le verdict n'est pas encore connu, cela devrait être courant septembre). Bien sûr, n'hésitez pas à me donner votre avis en dessous :-)
Sur le thème de "[Je ne suis pas venue, parce que...]

Quand le passé nous rattrape
Juin 1995
J'ai honte. Elle en est arrivée là à cause de moi.

"Jacques,

Tu m'as connue toujours emplie de joie, et tu m'as souvent dit que j'étais un soleil à moi toute seule. Nous avons été heureux dès lors que tu as posé tes lèvres sur les miennes. Cela n'aura pas duré aussi longtemps que je l'avais espéré. Quelque chose vient d'anéantir mes envies d'avenir, et mon secret revient m'envahir et m'étouffer.
J'aurais dû me douter que le passé me rattraperait. J'aurais dû me méfier des mauvaises langues, et qu'il y aurait forcément des personnes qui finiraient par parler. J'ai traversé cette vie avec un lourd bagage. Et surtout une honte et une douleur incommensurables.
Mes enfants et petits-enfants étaient là depuis quelques jours. Bien entendu, tu le sais car je n'ai pas eu le cran de te présenter à eux. Ils n'auraient pas compris. Comment avoir envie de rencontrer un homme qui était dans ma vie alors que j'étais toujours mariée ? Même si feu Émile m'a bien malmenée, personne ne l'a jamais su, excepté toi, mon Jacques. Mais aujourd'hui, et j'avoue à d'autres moments aussi, je me dis que j'avais mérité toute sa rancœur, son mépris, son dégoût, car je n'ai pas toujours été quelqu'un d'honnête, malgré ma foi en Dieu.
Et c'est ma petite-fille qui, cet après-midi, a levé le voile sur ce douloureux passé. Laurette est venue me parler d'un de ces cours d'Histoire qu'elle devait apprendre (elle est au collège), et elle savait que son papi et moi-même avions traversé cette époque. Elle voulait en savoir plus sur les camps. Auschwitz, Sobibor, Majdanek... Quand j'ai entendu ce nom, ce nom tellement peu cité par rapport aux autres, mon corps s'est figé, comme si tous les souvenirs enfouis remontaient en masse dans mon crâne pour le marteler encore et encore. Il fallait bien que ça arrive un jour...
Sa mère est venue la rejoindre, car la petite avait une expression paniquée. Je ne sais pas de quoi j'avais l'air, mais cela rendait tout le monde bien inquiet ! Et là, ma propre fille m'a lancé qu'elle le savait depuis toujours, quelque chose d'effroyable s'était passé pendant la guerre. Mais elle ne comprenait pas quoi exactement vu que j'étais toujours en vie. Mais, il fallait bien... qu'on me dise tout haut ce que tout le monde pensait tout bas : jamais je n'ai voulu m'épancher sur cette foutue guerre. Toutes les mamies, les mamans (même si les souvenirs étaient encore trop proches à l'époque) auraient voulu et doivent sûrement raconter comment elles ont vécu (et survécu) cette atroce page. Mais pas moi. Mon mari l'a fait, mais on ne s'est rencontrés qu'en 1950, il n'a donc jamais connu mon propre rôle. J'avais eu le temps de quitter ce maudit camp en Pologne et tenté de reconstruire un semblant de vie en oubliant ces visages, ces regards, ces corps décharnés. Je suis un être abject, Jacques, et j'espère que tu me pardonneras du monstre que j'ai été.
Certaines gardiennes ont été retrouvées. Je n'ai pas eu ce malheur (pourrais-je dire cette chance). J'ai vécu une vie tourmentée, aux prises des regards qui pourraient à tout moment me démasquer partout où j'allais. J'étais peut-être folle après tout.
Et c'est ma fille qui m'a percée à jour. Mon fils a pleuré quand il a compris. Leurs enfants (Laurette étant la plus jeune) m'ont dévoilé une expression de mépris, comme si je ne pouvais plus exister à leurs yeux. Un être ignoble tel que moi ne mérite pas de vivre. Je le savais, je l'ai nié, je le paie aujourd'hui. La douleur de voir leur ressentiment est la blessure ultime. Ma blessure ultime.

Je ne suis pas venue ce soir car j'ai compris qu'il était temps. De te dire adieu, de leur dire adieu, d'affronter ce que j'ai toujours refusé. Au moment où j'écris cette lettre, je ne sais pas si j'enclenche le pas vers les autorités pour l'infliction de la sentence ultime, ou si j'affronte cette peur de l'inconnu qui m'a toujours effrayée dans le regard des futurs gazés (et que j'ai nié, tellement nié en les contemplant).
Mais tu me connais, je n'aurai pas le courage d'affronter ton jugement si tu daignes venir me voir en détention. La mort aura sûrement raison de moi... De ce fait, j'enlèverai un peu de honte que mes enfants et petits-enfants ont ressentie aujourd'hui. Ils auraient peut-être eu des tas de questions pour comprendre (mais jamais me pardonner, ce que je ne pourrais jamais demander), mais je m'en vais, lâche comme je l'ai toujours été.

J'espère que, réellement, tu me pardonneras un jour.

Je t'aime, mon Jacques."


C'est moi. Tout est de ma faute. Je ne pouvais pas te laisser finir ta vie sans qu'une telle horreur ne soit révélée. Le monde avait besoin de savoir. J'ai vécu cette guerre, et ton attitude ne m'a pas dupé. Je t'ai méprisée, mais je t'ai aussi aimée. J'ai trahi ton secret, mais tu ne devais pas mourir sans que les gens sachent. Et que tu voies l'horreur dans leurs yeux.
Pardon à ton cœur, à ton âme. Après la souffrance que tu as apparemment vécue depuis ton retour de Majdanek, je te souhaite de pouvoir reposer en paix, mon amour.
De mon côté, je me sentirai mieux dorénavant. Seule question qu'il me restera : ton mari n'avait-il pas deviné, lui aussi ?
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ninouee
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Re: Quand le passé nous rattrape

Message par ninouee »

Je ne sais pas vraiment ce qui se fait en fiction généralement. Les seules que je lis sont ici, honte à moi.

Le thème que tu abordes doit être assez rare, la 2nd guerre mondiale et ce qui s'est passé quel que soit le côté que l'on étudie.

Le remords de cette femme semble sincère on le sent dans ton texte, c'est beau car on voit qu'elle ne cherche pas d'excuses car elle est consciente de ce à quoi elle a participé. Mais peut-on lui en vouloir comme à tous ces soldats envoyés au front...
Tu aborde des sentiments et des questions de manière très sobre et honnête. J'ai beaucoup aimé ta lettre même si elle est très triste.
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kreen78
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Re: Quand le passé nous rattrape

Message par kreen78 »

Merci Ninouee.

J'ai du mal à écrire des choses gaies. Sûrement parce que j'en lis très peu !!! Et je suis très touchée par tout ce qui concerne la Seconde Guerre Mondiale. En février mon mari et moi sommes allés sur les plages du Débarquement et visiter des musées. J'étais totalement imprégnée...
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Re: Quand le passé nous rattrape

Message par ninouee »

C'est une période importante de notre histoire. Il y a plein de choses qui ne doivent pas être oubliées pour ne pas être reproduites.

J'aime bien les films qui ont ce thème.
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